L’économie de l’attention : les bases

ou L'explication de ce qui cloche dans nos sociétés ces dix dernières années ?

Il y a deux manières de définir l’économie de l’attention, une plus étroite insistant surtout sur l’économie, l’autre plus large sur l’attention.

La première consiste à la voir comme une ère où les principaux acteurs économiques ont réalisé l’importance de l’attention humaine (ou du « temps de cerveau disponible » du public, selon la célèbre formule de Patrick Le Lay) et se sont mis à valoriser avant tout la captation de celle ci, se détournant des théories économiques classiques qui les conduisaient plutôt à voir les consommateurs comme des êtres rationnels et éclairésUn défaut de cette définition me semblant être qu'absolument personne n'a réellement jamais cru à ça, sauf à prendre la propagande libérale la plus grossière pour argent comptant. agissant avant tout en fonction de leurs besoins (justification en général de l’idée d’un libre marché qu’il s’agisse de celui des biens ou des idées). Le passage à ce nouveau paradigme économique aurait commencé au cours du XXème siècleL'économie de l'attention fut d'ailleurs théorisée en premier dès 1971, par Herbert Simon, futur prix Nobel d'économie., avec l’importance toujours plus grande de la publicité et le développement de techniques de manipulation des foules toujours plus performantes, mais vraiment pris toute son ampleur avec l’apparition des réseaux sociaux, entièrement bâtis autour de la recherche d’une attention maximum (ou d’un « engagement » de leurs utilisateurs, qu’on peut définir comme un degré qualitatif d’attention, celui où l’attention devient suffisante pour les pousser à interagir avec un contenu, et idéalement pour leurs concepteurs à rester autant de temps que possible sur leurs plateformes) et se permettant d’en fixer les règles pour eux.

La seconde, plus intéressante à mon avis, voit plutôt l’économie de l’attention (synonyme ici de bataille pour l’attention, ayant des conséquences psychiques et sociologiques, plutôt que de théorie économique) comme quelque chose ayant toujours existé, si elle s’accorde avec la première pour voir l’ère des réseaux comme une entrée dans un nouveau paradigme. Elle s’attache donc surtout à définir la notion d’attention et l’importance de sa bonne gestion pour aboutir à une société humaine fonctionnelle (ou des individus parvenant à faire des choix rationnels). Une image, employée par Jean-Lou Fourquet entre autres, auquel j’emprunterai beaucoup dans cet article, pour définir l’attention, est celle des petits voix que chacun (ou au moins des personnages de BDDans La Dictature des Algorithmes, ouvrage co-écrit avec Lé Nguyeng Hoang, l'exemple exact choisi est celui de celles qu'entend Milou, dans Tintin au Tibet, l'une le poussant à boire l'alcool gouttant du sac du Capitaine Haddock et l'autre à ne pas le faire. ou de dessins animés) est susceptible d’entendre dans sa tête face à un dilemme (celle d’un ange et d’un diable typiquementMais ces voix ou pulsions peuvent en fait tout autant exister pour un choix sans implication morale, J'ai envie d'aller faire un tour à la mer affrontant J'ai plutôt envie d'aller faire un tour dans la forêt, par exemple.), voix qu’on peut ou non choisir d’écouter (de leur accorder de l’attention). Quant à l’économie de l’attention, on peut la définir comme une force externe nous recommandant d’écouter telle ou telle voix, qui sera typiquement à la fois extérieure (le contenu auquel on est poussé à accorder de l’attention) et intérieure (la pulsion auquel ce contenu répond, ou qu’il déclenche). Le « progrès » vers des manières plus efficaces de mobiliser l’attention que représentent les réseaux sociaux, étant en grande partie basé sur leur capacité d’exploiter ou renforcer des pulsions existantes, voire d’en créer de nouvelles (par exemple, à travers la création du bouton « Like » Facebook en a mis en place une tripotée basées sur le mécanisme psychique du circuit de la récompenseQui conduit en résumé notre cerveau à libérer de la dopamine quand certaines conditions sont remplies, de manière conditionnée par la répétition de celles ci., la pulsion de consacrer du temps à produire des messages que l’on sait déjà consensuels dans son cercle d’amis par exemple, même s’ils n’apportent rien de nouveau à la conversation/leurs connaissances, pour être récompensé par euxEt avoir droit à la dose de dopamine que notre cerveau aura appris à associer à recevoir leurs likes.).

Mais intéressons nous d’abord à l’attention dans une approche plus générale et à la bataille qui a toujours existé entre divers acteurs pour la monopoliser.

 

Une petite histoire de la lutte pour l’attention humaine à travers les âges

Si on en revient à une période ancienne, celle s’étendant globalement en Europe du Moyen-Age au XVIIIème siècle (voire jusqu’au milieu du XIXème pour les provinces les plus reculées), on pourrait identifier pour le peuple deux prescripteurs d’attention principaux. D’une part l’Église, le principal prescripteur officiel, via les sermons que ses représentants pouvaient émettre l’intéressant à certains sujets ou lui prônant divers comportement, et sans doute le plus efficace car à défaut d’avoir appris les mécanismes du circuit de la récompense il savait en promettre au royaume des Cieux. D’autre part un plus officieux qu’on pourrait appeler la rumeur, des récits passant de bouche en bouche (que ce soit à la taverne ou entre travailleurs des champs, et qu’ils prennent la forme de témoignages, contes ou chansons) susceptibles de l’intéresser à d’autres sujets (et de prescrire d’autres types de comportements que ceux que recommandés par l’église). A coté de ça divers acteurs politiques (qu’on parle de nobles ou de partisans de Jacqueries par exemple) ou économiques (confréries, guildes ou marchands particuliers), typiquement en s’appuyant l’un ou l’autre de ces canaux (sauf cas où ils s’adressaient directement au peuple via des crieurs publics) se battaient également pour son attention (sans oublier à la plus petite échelle tout simplement les individus qui entouraient chacun, membres de la famille et voisins trouvant certainement comme de nos jours des prétextes à vouloir qu’on s’intéresse à eux). Dans tous les cas ce qui caractérise cette période c’est que l’attention ne pouvait être accordée qu’à un nombre très limité de sujets du fait que la circulation d’informations (comme celles des personnes qui étaient leur principal vecteur via le bouche à oreilles) était très limitée. Par contre aucun prescripteur n’ayant grande connaissance des mécanismes psychiques permettant le mieux de l’accaparer, on peut considérer que le choix entre les différentes options proposées pouvait s’exercer plutôt plus librement qu’actuellement. De fait ce n’est qu’en ajoutant à la force de ses prescriptions celle de la menace (qu’elle soit spirituelle ou physique) que l’Église et les pouvoirs politiques qu’elle soutenait parvenaient à rester globalement obéis. Par contre ces deux forces s’ajoutant ont pu conduire à une société restant extrêmement stable durant des siècles, (même) si très inégalitaire.

La bataille pour l’attention a commencé à évoluer avec l’apparition de l’imprimerie, qui a permis à l’information de circuler beaucoup plus facilement. Même si le peuple encore largement analphabète n’avait pas beaucoup d’accès direct à l’écrit, celui des prescripteurs (toujours des religieux principalement) lui fournissant des nouvelles lui permettait d’en disposer bien plus facilement. Par exemple, par son intermédiaireConscient de son importance il décrivit d'ailleurs l'imprimerie comme un instrument envoyé par Dieu., un dissident qui dans le contexte précédent serait probablement resté anonyme ou au moins pas plus connu que Pierre ValdoLe prêcheur Piémontais associé à l'origine du valdéisme, du point de vue catholique une hérésie, apparue au XIIème siècle et qui fut entre autre visée en même temps que les Cathares lors de la croisade dite des Albigeois, mais eut pour particularité de survivre aux diverses tentatives de la papauté de l'étouffer, continuant à exister jusqu'à l'ère de la réforme protestante, et la rejoignant finalement sous le nom d'église évangélique Vaudoise., Martin Luther, a réussi en l’espace de quelques années à mobiliser l’attention de religieux, nobles et notables de l’Europe entière, eux mêmes relayant sa pensée au peuple non alphabétisé, jusqu’à provoquer le plus grand schisme qu’ait connu la chrétienté depuis la séparation entre catholiques et orthodoxes (et surtout sans que celui ci soit basé comme ce précédent sur des désaccords politiques entre autorités de l’église, mais avant tout sur la conviction de simples croyants, leur engagement pourrait on dire).

Réalisant le pouvoir nouveau associé à l’imprimerie, les autorités politiques n’ont pas tardé à en prendre le contrôle (ou au moins s’assurer de larges pouvoirs de censure), y voyant aussi une occasion d’arracher le rôle de prescripteur en chef à l’Église et de réduire l’influence de la petite noblesse (ce qu’on peut relier à des épisodes comme l’apparition de l’Anglicanisme, ou encore à la Monarchie Absolue en France). Disposant du contrôle de ce qui était devenu le principal canal de transmission de l’information entre détenteurs d’influence, pendant une petite période les autorités royales ont pu un peu partout affermir leur pouvoir. Mais elles n’ont pas pu empêcher l’apparition de toute une classe de producteurs de contenus pour l’imprimerie, qu’il s’agisse d’essayistes (comme les philosophes des lumières dont les idées allaient causer leur perte) ou de ceux qu’on allait bientôt appeler journalistes.

Avec le journalisme, et en particulier à partir du moment où la presse a commencé à prétendre à un peu d’indépendance, et où une part toujours plus grandissante de la population s’est mise à la consommer, s’est ouvert un nouveau paradigme dans l’économie de l’attention.  Il existait désormais des classes, et de producteurs de contenus et de prescripteurs attitrés. Gérer l’attention des gens était devenu un métier. Le rédacteur en chef était celui sélectionnant, dans la large gamme d’informations publiables, à quels objets d’attention son public aurait droit (au nombre nécessairement limité par le nombre de pages d’un journal). Et ses prescriptions passant par un produit, le journal (ou autre média par la suite), dont ces classes dépendaient de la vente, l’objectif premier de la prescription d’attention a changé, passant de guider les gens vers l’adoption d’idées ou de comportementsSi c'est évidemment resté un des principaux, juste après la simple transmission d'informations., à les pousser avant tout à consommer ce produit dont la valeur se retrouvait basée au moins autant sur la quantité d’attention qu’il parvenait à mobiliser que sur la qualité des informations qu’il fournissait (c’est sans doute pourquoi je suis instinctivement passé « de bataille pour » à « économie de », en commençant ce paragraphe). Pour mieux la mobiliser, et parvenir à survivre dans un secteur hautement concurrentiel, le journalisme a vite appris à exploiter certaines recettes, le sensationnalisme tout bêtement s’exprimant tant au niveau des titres que des choix de sujets à mettre en valeur, mais aussi des appels à toutes sortes de pulsions parmi les plus sombres (la fascination pour le morbide/macabre, l’angoisse, la colère, la confirmation de préjugés divers et variés… de son origine aux années 30 et selon les endroits et médias encore bien après, une grande partie du journalisme s’est surtout dédiée à exploiter celles ci, presque autant que les télévisions de Bolloré aujourd’hui, et n’a certainement pas été pour rien dans les pires explosions de violence qu’aient connu l’humanité ayant parsemé cette période). Tout ça pour dire qu’il ne faut pas non plus idéaliser ce paradigme précédent (quelque chose que j’aurais tendance à reprocher parfois à ceux qui abordent le sujet). Si l’ère où la presse écrite était le prescripteur dominant avait certaines qualités qui peuvent être regrettées. Que des humains facilement identifiables puissent être tenus responsables de son contenu n’étant pas le moindre, ou encore que l’effort nécessaire à se soumettre à leurs prescriptions, la lecture, rende ses consommateurs plus susceptibles de faire le choix de s’y soustraire que les formes médiatiques qui allaient  suivre, ne signifie pas qu’elle ait systématiquement favorisé des choix rationnels et éclairés, loin de là, que ce soit parce que son indépendance n’a jamais été que limitée vis à vis des détenteurs de pouvoir politique, ou parce que celle qui parvenait à ne pas trop être soumise à eux, l’était toujours à un marché, naturellement plutôt dominé par les titres exploitant le mieux les pulsions de leurs consommateurs.

En parlant de pulsion et de consommateurs, c’est aussi le moment de parler de la publicité, qui a rapidement appris à ajouter ses propres prescriptions à celle des titres l’hébergeant, et naturellement avec encore moins de scrupules (sensationnaliste, très souvent mensongère, la « réclame » du début du XXème siècle si elle ne disposait pas des connaissances sur le psychisme humain qu’exploitent les publicités d’aujourd’hui ne se destinait certainement pas plus à faire émerger le monde de consommateurs rationnels et éclairés dont aiment rêver les libéraux).

La radio et la télévision changent peu les acteurs de l’économie de l’attention. Pour une période, exactement comme ça avait été le cas pour la presse à ses débuts, elles sont une occasion de reprise de pouvoir par le politique qui s’assure pendant en temps le contrôle total de ces nouveaux outils de préconisation, avant de les abandonner peu à peu au secteur privé.  Quoi qu’il en soit il y a toujours des rédactions, des journalistes, bientôt de la publicité, rendant leur fonctionnement peu différent celui de la presse écrite. Par contre là où ces nouveaux médias sont une révolution c’est qu’ils changent profondément la manière dont l’attention peut être mobilisée. Plutôt que d’avoir des consommateurs ayant à faire le choix conscient et l’effort de lire un contenu, ils les placent dans une situation bien plus passive où c’est d’arrêter le média ou changer de chaine qui devient plutôt un effort, ce qui est une immense aubaine pour la publicité (même bien après l’invention de la télécommande, tout le monde ne la zappe pas systématiquement) et plus généralement pour permettre à tout contenu qu’un auditeur ne trouverait pas immédiatement agréable de lui transmettre un message. Après le type d’attention ainsi obtenu est de faible qualité. Avoir entendu des choses inintéressantes à sa radio ou télé en mode bruit de fond, n’a qu’une chance limitée d’entrainer l’adoption par le public des comportements ou idées qu’elles suggèrent. Ce à moins d’arriver à s’adresser à des parts du cerveau de l’auditeur aussi peu conscientes que lui qu’on est en train de le conditionner. De jouer sur les symboles et la répétition dans des contenus que la faible attention même de celui ci rendra subliminaux. Tout un ensemble de techniques que la publicité va travailler à développer de plus en plus dans cette période (et les auteurs de messages plus politiques également adopter). Quant aux médias audiovisuels leur rôle devient de plus en plus de plonger l’auditeur dans l’état d’abrutissement hypnotique rendant leur cerveau disponible (certainement pas au sens de conscience) pour les messages, généralement publicitaires, que l’on souhaite lui faire passer.

L’arrivée de l’internet dans ce contexte (et de celui de médias mainstream au contenu de plus en plus uniforme idéologiquement, ayant conduit à l’apparition d’expressions comme pensée unique et chiens de garde à leur sujet), est dans un premier temps comme une bouffée d’air frais. En plus de l’ouverture au monde, à des informations quasi-illimitées, qu’il propose il offre à ses utilisateurs la perspective de redevenir actif, non seulement dans le choix de leur consommation mais aussi dans leur production. En plus de quoi, contrairement aux médias précédents l’internet échappe à peu près (au moins dans ce premier temps) à tout contrôle étatique, et (pour bien moins longtemps) à l’omniprésence du publicitaire. Mais son problème est précisément la surabondance d’informations qu’il propose, rendant très difficile à ses premiers utilisateurs, si libres soient ils, de trouver facilement ce qu’ils cherchent dans ce monde complètement non éditorialisé (dénué de curation de l’information par un rédacteur en chef). C’est ce à quoi les annuaires comme Yahoo, puis les moteurs de recherche automatisés comme Google vont remédier, devenant de fait sinon les nouveaux rédacteurs en chef du web, les contenus qu’ils ne référencent pas ou mal n’en devenant pas pour autant totalement inaccessibles, les nouveaux prescripteurs globaux de contenus, ou, en inversant la formule, fournisseurs à ceux ci d’attention humaine (et à une échelle jamais vue dans l’histoire de l’humanité). Mais même si les compagnies se retrouvant détentrices de cet immense pouvoir ne tardent pas à l’exploiter pour vendre autant de cette attention que possible à la publicitéRien de machiavélique à ça, c'est juste la manière logique de monétiser leurs services pour ces compagnies à but lucratif. (et une publicité toujours plus ciblée grâce aux possibilités de collecte de données et profilage des utilisateurs qu’offrent internet et des systèmes d’analyse de données bientôt basés sur des IAs apprenantes toujours plus perfectionnés), ça reste un type d’attention volontaire, dirigée vers des objectifs (trouver le site avec les informations qui l’intéressent et les consulter) plutôt que par des stimuliCette distinction entre deux types principaux ou qualités d'attention vient des travaux sur celle ci des économistes Stephan Heinke et Andreas Hefti -que je ne saurais totalement résumer, ne les connaissant que via leur évocation par le philosophe Yves Citton, un des principaux auteurs français s'étant intéressé au sujet- ils voient en gros dans les techniques publicitaires ou autre sensationnalisme une démarche visant à faire glisser de l'une à l'autre (on est par exemple en train de se concentrer sur la recherche de quelque chose de précis et on est détourné par un contenu qui nous envoie un stimulus - signal sachant enclencher un de nos réflexes conditionnés ou une de nos pulsions). Naturellement moins notre objectif est défini à la base, plus nous sommes déjà sans autre recherche que celle de quelque chose qui attire notre attention, plus il est facile via des stimuli de nous amener là où le publicitaire le souhaite. C'est aussi une des choses qui faisait d'une télévision regardée distraitement, juste pour se détendre, un des meilleurs contextes pour elle., ce qui n’en fait pas la plus facile à détourner par elle. Et pour ce qui est de la détourner à d’autres fins, pour installer certaines idées politiques par exemple, c’est encore plus ardu. On ne peut pas conduire quelqu’un vers un contenu trop éloigné de ce qu’il est venu chercher, ou il va juste sans rendre compte et en conclure que le moteur de recherches marche mal.

L’ère des réseaux sociaux

Les réseaux sociaux vont changer la donne, en développant des espaces où on va moins pour répondre à un objectif informationnel précis que pour prendre un bain de stimuli, visiter un monde où toute votre expérience va être basée sur vos préférences (mais pas des préférences conscientes, plutôt le genre basé sur le type de données auxquelles s’intéressent les publicitaires).

Dès 2006, Facebook, avec son Fil d’Actu va trouver la recette magique pour faire entrer l’utilisateur dans ce nouveau monde, où il cherchera de moins en moins les nouvelles d’amis précis postées sur des murs individuels sous leur contrôle éditorial (l’usage du Facebook des tout débuts), pour en passer de plus en plus sur une page où des algorithmes détermineront quoi lui montrer (tandis que ses interactions avec ces contenus renseigneront de plus en plus précisément ceux ci sur son profilPas au sens de celui affiché sur sa page bien entendu mais de profilage publicitaire.). Au départ cette révolution passe plutôt inaperçue, le contenu du Fil d’Actu restant composé de ceux postés par les amis directs, et l’algorithme principalement chronologique,  mais peu à peu s’y ajouteront de plus en plus d’autres « recommandations » telles que « pages qui pourraient vous plaire », actualités, et bien entendu publicités. Mais c’est surtout l’ajout des partages (2007), permettant à des contenus de devenir viraux, puis du bouton Like en 2009, déjà évoqué plus haut, qui vont finir de révolutionner l’économie de l’attention en poussant chacun à se battre en permanence pour elle, ou l’espèce de prix de consolation consistant à voir ses publications au moins appréciées. Et pas juste l’attention de la famille, d’amis ou de voisins que des quidams ont pu espérer de tout tempsPas pour rien que je mentionnais qu'une recherche individuelle d'attention pouvait aussi exister dès mon paragraphe le Moyen-Age., l’attention du monde entier à travers l’espèce de rêve américain que fait envisager la viralité. Et le tout alors qu’évidemment c’est le casino qui gagne à la fin, qu’untel y ait ou non son quart d’heure de gloire, l’attention ira avant tout à des pages générées par des algorithmes qui y placeront en priorité les objets d’attention susceptibles de retenir le plus longtemps possible un utilisateur donné (selon les calculs faits quant à son profil) sur la plateforme (et accessoirement d’autres contenus répondant aux intérêts des propriétaires de celles ci, telles des publicités), sans autre souci que de ça.

Le « sans autre souci que de ça » est ce sur quoi il faut insister ici. Si j’ai été assez critique de prescripteurs d’attention passés comme la presse, elle avait au moins pour mérite d’avoir comme souci, arrivant juste après celui de la capter, de leur fournir des informations, si possible correctes, et de leur transmettre des idées ou injonctions comportementales bénéfiques à la société (ou au moins étant considérées telles par leurs rédacteurs) ; quant à la religion avant elle, elle avait pour objectif premier la transmission de ses valeurs qui étaient au moins à l’époque considérées telles. Ce qui a changé avec l’ère des réseaux sociaux c’est que l’attention n’est plus recherchée que pour elle même. Les algorithmes des IAs de recommandation n’ont aucune raison de favoriser un contenu meilleur pour l’humanité par rapport à un qui le serait moins (et ne seraient de toutes manières absolument pas compétentes pour les identifier, leur seule perception des choses étant « un message contenant tels mots clefs ou forme d’image a tendance à susciter l’engagement d’utilisateurs ayant des habitudes de consommation de contenus similaires à celui dont je m’occupe »). Et c’est le fait même que ces IAs ne prennent aucune décision qui ne soit basée là dessus, qui permet aux propriétaires des réseaux de se soustraire des leurs, de nier avoir la moindre responsabilité éditoriale, y compris quand ces programmes favorisent des massacresUne série de contenus viraux propulsés par les IAs de Facebook ont entre autres entrainé des pogroms contre les Royngas faisant plus de 40000 morts en 2017-2018. Et entre 2020 et 2022 d'autres, ayant eu lieu sur Facebook, Twitter ou Telegram, en auraient selon diverses ONG favorisé d'autres, en Inde, au Pakistan, de nouveau au Myanmar, et en Éthiopie (dont la situation est décrite dans un récent rapport de l'ONU comme pré-génocidaire, en grande partie en raison de la quantité de messages de haine entre communautés qu'y diffusent les algorithmes). par exemple. Et évidemment encore moins quand ils sacrifient l’audience d’informations prioritaires à l’échelle de l’humanité (la diffusion des rapports du GIEC par exemple, ou du temps de la Pandémie celle des consignes de l’OMS) pour relayer à la place d’avantage de photos de chatons, de lieux communs sur le développement de soi, de blagues sexistes lourdingues ou de délires complotistes.

Après précisions bien qu’il ne s’agit pas pour les critiques de l’économie de l’attentionEnfin au moins la plupart dont je connaisse le point de vue sur le sujet, et pour les autres aussi j'espère. (ou de son ère actuelle selon comment on la définit) de souhaiter qu’on ne puisse plus diffuser de photos de chatons, de lieux communs sur le développement de soi, voire même éventuellement de blagues sexistes lourdingues ou de théories complotistes. La question n’est pas celle de la liberté d’expression en général que permet internet, d’un devoir de « refuser une plateforme » à certains discoursSi ça peut certainement se justifier aussi dans le cas des plus haineux, c'est à mon avis complètement un autre sujet. ou d’appliquer des règles de modérationTerme édulcorant synonyme de censure en langage moins managérial. les plus strictes possibles. Ni même celle de quels contenus précis, et encore moins tendances politiquesC'est un débat souvent détourné vers la question de la représentation de celles ci, toutes sortes de tendances, à commencer par celles qui le sont le moins, s'estimant lésées par les réseaux sociaux ne relayant pas assez (selon elles) leurs discours., devraient se voir offrir une plus ou moins large audience, mais avant tout celle de la gouvernance algorithmique de l’attention humaineOn pourrait presque dire gouvernance algorithmique de l'attention de l'espèce humaine, au vu des 3 milliards d'abonnés de Facebook, et du nombre de ceux des autres réseaux, totalisant plus de comptes qu'il n'y a d'humains sur Terre (si évidemment un certain nombre sont des bots). Si on trouvera toujours des populations qui n'y sont pas, elles ne peuvent plus à ce stade qu'être indirectement influencés par eux via ceux qui les fréquentent, tels les sapiens par les liber dans l’Ère des Indociles (petite publicité gratuite pour le roman de ma sœur Isabelle au passage, disponible aux éditions l'Inventaire, et bientôt en ligne avec le deuxième tome de sa saga) ou les analphabètes à l'ère de l'imprimerie. On n'en est plus à une situation où il suffirait de quitter les réseaux pour y échapper. et de sur quels critères elle se base pour propulserLe nouveau terme à la mode, qui a remplacé le moins excitant relayer, et le plus inquiétant rendre viral, dans la plupart des discours de professionnels sur le sujet (ceux du SEO etc.). un contenu (et devrait plutôt se baserJe reviendrai sans doute prochainement sur les solutions envisagées en la matière, largement abordées dans la très enrichissante seconde partie de La Dictature des Algorithmes entre autres., pour ceux qui n’envisagent pas de jeter l’outil avec l’eau du bain).

Certains, adhérant sans doute à la vieille théorie du libre marché des idées, seront certainement tentés de prendre la défense d’algorithmes qui ne font finalement que déterminer les discours que les humains souhaitent entendre (ce qu’on pourrait imager comme ceux qu’ils trouvent les plus intéressants), en les rattachant à des groupes d’intérêts, et le leur offrir. Ce qu’il faut bien comprendre c’est qu’une classification en fonction de l’engagement n’a que très peu à voir avec ça. S’il peut y avoir des formes d’engagements basées sur des émotions positives (ce contenu mignon me fait ressentir du plaisirLe terrifiant atout des photos de chatons, ces enfants des vrais maîtres du monde. 😉 et m’entraine à le faire savoir via un like ou un partage par exemple) d’une il n’en restera pas moins gouverné par des émotions ayant moins de chances d’être déclenchées par des contenus réellement enrichissants, nécessitant généralement un certain effort intellectuel pour les apprécier, et de deux et surtout il a peu de chances de pouvoir s’avérer aussi fort qu’un engagement suscité par des négatives (colère, animosité, peur, anxiété, qui vont mobiliser des zones du cerveau liées à notre instinct de survie).

L’engagement le plus fort ne résulte pas d’émotions positives

C’est ce qu’illustre le mieux le réseau qui semble le plus basé sur la recherche de celles ci, je parle évidemment de TwitterEt pas spécifiquement de X tel que l'aurait perverti Elon Musk comme en parlent certains des plus amnésiques critiques de cette plateforme, mais bien de celui ci tel qu'il existe depuis son origine. Certains de ses pires traits et comportements induits étant d'ailleurs encore plus marqués vers ses débuts qu'actuellement (j'invite ceux qui ne me croiraient pas à enfourcher la Wayback Machine ou autre site d'archivage et d'aller consulter le moindre fil Twitter du début des 2010 sur des sujets même juste un tout petit peu clivants, loin de s'être aggravé le degré de violence verbale qu'on y trouvait s'est plutôt largement amoindri depuis (dans la période 2015-2020 surtout du fait d'une évolution de ses politiques de modération), s'il repart évidemment à la hausse du fait des politiques du susnommé, je ne pense pas qu'il ait même encore atteint celui qui y régnait vers 2016 (enfin j'aurais du mal à en attester avec certitude, ce réseau étant devenu de plus en plus difficile à consulter sans y avoir de compte, sans que je sois pour autant disposé à m'en recréer un). dont tout le modèle semble avant tout destiné à leur exploitation. Comme pour s’assurer d’affamer des fauves avant de les jeter dans une arène, n’offrir à ses utilisateurs qu’un nombre artificiellement très limitéQu'absolument rien de technique ne justifiait, même en 2006 quand ce réseau a été lancé, des décennies après les premiers espaces de discussion n'imposant pas ce type de limitation. de caractères par messageUne politique sur laquelle n'est finalement revenue que le X d'Elon Musk, une des rares choses qu'il ait fait de bien., pour rendre le plus difficile possible d’y émettre des pensées nuancées ou correctement argumentées. S’assurer que la communication entre utilisateurs s’y réduise le plus possible à un échange de piques et moqueries, ou (au mieux ?) de « petites phrases » évoquant celles qu’affectionnent les politiciens depuis les années 1980Un style découlant lui même du temps de parole et degré d'attention limité pouvant leur accorder une télévision s'étant mise à considérer en priorité ses impératifs publicitaires, et qu'on aurait pu espérer voir disparaitre avec l'émergence d'un nouveau média dominant. Bien entendu comme de nos jours la plupart des politiciens sont accros à Twitter, ou même s'ils ne le sont pas cherchent à développer une influence sur ce réseau très relayé par la presse, il n'en a rien été.. En parlant de cette arène y rendre aussi l’affrontement aussi inévitable que possible, s’assurer que personne ne puisse s’y protéger en se réfugiant dans la bulle de ses amis, que n’importe qui puisse répondre à n’importe quoi, relayer ou suivre n’importe qui, que les points de vue les plus opposés aient le plus de chances de se retrouver en présence (et pendant très longtemps sans même offrir la possibilité de bloquer des utilisateurs ou restreindre la visibilité de ses propres messagesFonctionnalités qui n'arrivèrent respectivement que 6 ans et 12 ans après la fondation de la plateforme.). Chances que renforcent encore le système des hashtags classés par nombres d’usage sur une courte période, orientant tout le monde vers les sujets d’actualité les plus brulants du jour. Rendre visible par contre la liste des comptes suivis par chacun, s’assurant que même si la possibilité d’y créer de groupes n’y existe pas des factions d’utilisateurs se forment, qui en rejetteront d’autres sur la base de la culpabilité par association (« Tu suis untel dont je déteste le point de vue, donc je vais te rejeter d’emblée en imaginant a priori que tu le partageUne attitude particulièrement absurde sur un réseau dont les journalistes constituent le premier public, qui ont toutes les raisons de suivre des gens avec lesquels ils ne sont pas d'accord, mais n'en a pas moins fini un des comportements les plus largement induits par cette plateforme, adopté et justifié même par certains d'entre eux (y compris même certains des plus critiques sur la question des médias - j'avais été surpris de trouver Daniel Schneiderman par exemple, pour ne pas le nommer et que j'apprécie beaucoup en dehors de ça, ne trouver aucun problème à cette tendance, jusqu'à la vanter comme un des usages de Twitter à connaitre dans une de ses chroniques).. »). Faire enfin un de ses principaux arguments commerciaux de sa capacité à provoquer des bouleversements à l’échelle de sociétés entières (en exploitant entre autres les révolutions du Printemps Arabe présentées à l’époque comme une preuve de l’influence positive des réseauxPour une version bien moins idyllique du rôle des réseaux dans les révolutions arabes, et dans bien d'autres évolutions politiques, voir ce qu'en dit la politologue et spécialiste des guerres civiles et conflits locaux Barbara F. Walter, analysant celles ci, et les périodes de chaos les suivant généralement, comme un des premiers résultats de l'amplification générale de la polarisation qu'ils favorisent.), s’assurant d’attirer un maximum d’activistes et (surtout) d’extrémistesSi je n'ai rien contre les gens ayant des idées radicales en soi, étant moi même sympathisant d'une tendance politique que certains médias qualifient volontiers d'extrémiste, je pense nettement moins louable de les pousser à les exprimer dans le cadre absolument le moins adapté à ce qu'ils les nuancent ou justifient. en tout genres, ne pouvant que jeter plus d’huile sur tous les feux qui s’y allument.

Quand on considère tout cela c’est le succès même de ce genre de réseau qui devrait inquiéter, presque encore plus que les détails de sa gouvernance algorithmique, de fait celle de Twitter a été pendant ses premières années une des moins manipulatrices (utilisant des algorithmes principalement basés sur la chronologie pour les messages, et un simple nombre d’utilisations sur une période données pour les hashtags tels qu’affichés par défaut). Ce sont bien plus les choix d’architecture (et dans une moindre mesure de communication) de la plateforme évoqués plus haut qui l’ont conduit à devenir la foire d’empoigne qu’on connait depuis une quinzaine d’années. Twitter s’avéra ainsi une démonstration vivante que placé face à une liste de messages, même simplement classés par ordre chronologique et sans filtrage préalable visant à amplifier ses réactions, les utilisateurs allaient répondre (et rendre viraux en en faisant ainsi la publicité), en priorité à ceux suscitant l’émotion la plus forte, qui est dans la plupart des cas la colère (qu’elle soit contre une personne ou groupe que le contenu invite à détester ou contre son auteur). Et bien entendu, à partir du moment où l’engagement est le facteur que vont considérer en priorité les IAs de recommandation, elles ne peuvent qu’amplifier encore plus la diffusion des contenus en provoquant (et de manière plus efficace, sachant sélectionner pour chaque profil les sujets qui provoqueront le plus celle ci), avec pour conséquence de renforcer toujours plus la polarisationEt un type de polarisation pouvant n'avoir rien à voir avec la définition classique de ce terme en politologie : pas simplement un éloignement plus grand entre les idées de diverses tendances politiques établies, ou leur durcissement autour de leurs fondamentaux, mais une détestation grandissante entre un nombre toujours grandissant de micro-tendances, y compris parfois idéologiquement assez proches mais se ramenant les unes les autres à leurs pires aspects (pour un exemple de polarisation de ce type, antérieur aux réseaux mais relativement similaire à l'effet qu'ils peuvent avoir à terme, voir par exemple l'histoire du trotskisme français 😉 ). de nos sociétés.

Un des principaux facteurs qui font que de plus en plus semblent s’approcher de la guerre civile ?

Je finirai en laissant cette question, ouverte, ce premier article sur le sujet étant déjà long et ne se voulant que le début d’une série. Les bases de celui ci étant posées je m’attarderai plus sur les conséquences politiques ou psychiques de l’économie de l’attention, mécanismes précis que ses prescripteurs exploitent ou manières envisagées d’aboutir à un nouveau paradigme de l’attention moins nocif dans des articles suivants.

 

Illustrations et bannière de l'article produites avec l'aide de l'IA (oublié de noter les prompts). Le paragraphe sur mécanismes de Twitter et la partie historique sont mes analyses les plus personnelles, le reste me vient surtout d'auteurs comme Yves Citton, Eric Sadin et Jean-Lou Fourquet & Lê Nguyeng Hoang,

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